Texte intégral - L'Avare de Molière - Acte 2
- Auteur : Bnmaster
- Créé le : 30/01/2013
- Modifié le : 27/09/2015
<table align="center" border="0" cellpadding="1" cellspacing="1" style="width: 60%;margin: 1px auto">
<tbody>
<tr>
<td style="text-align: center;">
<a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">< Acte I</a></td>
<td style="text-align: center;">
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<td style="text-align: center;">
<a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">Acte III ></a></td>
</tr>
</tbody>
</table>
<div class="body">
<h4>
Acte II</h4>
<br />
<h5>
Scène I</h5>
<p>
<em>Cléante, la Flèche</em></p>
<p>
<br />
Cléante<br />
Ah ! traître que tu es, où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avois-je pas donné ordre...<br />
<br />
La Flèche<br />
Oui, Monsieur, et je m'étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme ; mais Monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a chassé dehors malgré moi, et j'ai couru risque d'être battu.<br />
<br />
Cléante<br />
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et depuis que je ne t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.<br />
<br />
La Flèche<br />
Votre père amoureux ?<br />
<br />
Cléante<br />
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m'a mis.<br />
<br />
La Flèche<br />
Lui se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?</p>
<p>
Cléante<br />
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.<br />
<br />
La Flèche<br />
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?<br />
<br />
Cléante<br />
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver au besoin des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t'a-t-on faite ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ma foi ! Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d'étranges choses lorsqu'on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux.<br />
<br />
Cléante<br />
L'affaire ne se fera point ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous ; et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.<br />
<br />
Cléante<br />
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?</p>
<p>
La Flèche<br />
Oui ; mais à quelques petites conditions, qu'il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.<br />
<br />
Cléante<br />
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom, et l'on doit aujourd'hui l'aboucher avec vous, dans une maison empruntée, pour être instruit, par votre bouche, de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.<br />
<br />
Cléante<br />
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le bien.<br />
<br />
La Flèche<br />
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés, avant que de rien faire :<br />
Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur soit majeur, et d'une famille où le bien soit</p>
<p>
ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dûment dressé.<br />
<br />
Cléante<br />
Il n'y a rien à dire à cela.<br />
<br />
La Flèche<br />
Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit.<br />
<br />
Cléante<br />
Au denier dix-huit ? Parbleu ! voilà qui est honnête. Il n'y a pas lieu de se plaindre.<br />
<br />
La Flèche<br />
Cela est vrai.<br />
Mais comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à l'emprunteur, il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre, sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet emprunt.<br />
<br />
Cléante<br />
Comment diable ! quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au denier quatre.</p>
<p>
La Flèche<br />
Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent ; et il faut bien que je consente à tout.<br />
<br />
La Flèche<br />
C'est la réponse que j'ai faite.<br />
<br />
Cléante<br />
Il y a encore quelque chose ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ce n'est plus qu'un petit article.<br />
Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres, et pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur prenne les hardes, nippes, et bijoux dont s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu'il lui a été possible.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veut dire cela ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ecoutez le mémoire.<br />
Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de points de Hongrie, appliqués fort proprement sur un drap de couleur</p>
<p>
d'olive, avec six chaises et la courte-pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu. Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale rose-sèche, avec le mollet et les franges de soie.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veut-il que je fasse de cela ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Attendez.<br />
Plus, une tenture de tapisserie des amours de Gombaut et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.<br />
<br />
Cléante<br />
Qu'ai-je affaire, morbleu... ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Donnez-vous patience.<br />
Plus, trois gros mousquets tout garnis de nacre de perles, avec les trois fourchettes assortissantes. Plus, un fourneau de briques, avec deux cornues, et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.<br />
<br />
Cléante<br />
J'enrage.</p>
<p>
La Flèche<br />
Doucement.<br />
Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s'en faut. Plus, un trou-madame, et un damier, avec un jeu de l'oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l'on n'a que faire. Plus, une peau de lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre. Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur.<br />
<br />
Cléante<br />
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable ? Et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore m'obliger à prendre, pour trois mille livres, les vieux rogatons qu'il ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut, car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.<br />
<br />
La Flèche<br />
Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.</p>
<p>
Cléante<br />
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent.<br />
<br />
La Flèche<br />
Il faut avouer que le vôtre animeroit contre sa vilanie le plus posé homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirois, en le volant, faire une action méritoire.<br />
<br />
Cléante<br />
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.</p>
<h5>
Scène II</h5>
<p>
<em>Maître Simon, Harpagon, Cléante, La Flèche</em></p>
<p>
<br />
Maître Simon<br />
Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.<br />
<br />
Harpagon<br />
Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond, et ce n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même ; et son homme m'a assuré que vous serez content, quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurois vous dire, c'est que sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit mois.<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.</p>
<p>
Maître Simon<br />
Cela s'entend.<br />
<br />
La Flèche<br />
Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père.<br />
<br />
Cléante<br />
Lui auroit-on appris qui je suis ? et serois-tu pour nous trahir ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'étoit céans ? Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela. Ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.<br />
<br />
Harpagon<br />
Comment ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.<br />
<br />
Harpagon<br />
Comment, pendard ? c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables extrémités ?</p>
<p>
Cléante<br />
Comment, mon père ? c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions ?<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ?<br />
<br />
Cléante<br />
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi !<br />
<br />
Cléante<br />
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?<br />
<br />
Harpagon<br />
N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là ? de te précipiter dans des dépenses effroyables ? et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ?<br />
<br />
Cléante<br />
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et réputation au desir insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?</p>
<p>
Harpagon<br />
Ote-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !<br />
<br />
Cléante<br />
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que faire ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir l'oeil, plus que jamais, sur toutes ses actions.</p>
<h5>
Scène III</h5>
<p>
<em>Frosine, Harpagon</em></p>
<p>
<br />
Frosine<br />
Monsieur...<br />
<br />
Harpagon<br />
Attendez un moment ; je vais revenir vous parler. Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.</p>
<h5>
Scène IV</h5>
<p>
<br />
La Flèche, Frosine<br />
<br />
La Flèche<br />
L'aventure est tout à fait drôle. Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n'avons rien reconnu au mémoire que nous avons.<br />
<br />
Frosine<br />
Hé ! c'est toi, mon pauvre La Flèche ? D'où vient cette rencontre ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ah ! ah ! c'est toi, Frosine. Que viens-tu faire ici ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu'il m'est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde il faut vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le Ciel n'a donné d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie.<br />
<br />
La Flèche<br />
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?</p>
<p>
Frosine<br />
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire, dont j'espère une récompense.<br />
<br />
La Flèche<br />
De lui ? Ah, ma foi ! tu seras bien fine si tu en tires quelque chose ; et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.<br />
<br />
Frosine<br />
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.<br />
<br />
La Flèche<br />
Je suis votre valet, et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la bienveillance en paroles et de l'amitié tant qu'il vous plaira ; mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais : Je vous donne, mais : Je vous prête le bon jour.<br />
<br />
Frosine<br />
Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes, j'ai le secret de m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.</p>
<p>
La Flèche<br />
Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir, du côté de l'argent, l'homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à désespérer tout le monde ; et l'on pourroit crever, qu'il n'en branleroit pas. En un mot, il aime l'argent, plus que réputation, qu'honneur et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des convulsions. C'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il revient ; je me retire.</p>
<h5>
Scène V</h5>
<p>
<em>Harpagon, Frosine</em></p>
<p>
<br />
Harpagon<br />
Tout va comme il faut. Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ah ! mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous avez là un vrai visage de santé !<br />
<br />
Harpagon<br />
Qui, moi ?<br />
<br />
Frosine<br />
Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tout de bon ?<br />
<br />
Frosine<br />
Comment ? vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.<br />
<br />
Harpagon<br />
Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.</p>
<p>
Frosine<br />
Hé bien ! qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est la fleur de l'âge cela, et vous entrez maintenant dans la belle saison de l'homme.<br />
<br />
Harpagon<br />
Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me feroient point de mal, que je crois.<br />
<br />
Frosine<br />
Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu le crois !<br />
<br />
Frosine<br />
Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu te connois à cela ?<br />
<br />
Frosine<br />
Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah ! mon Dieu ! quelle ligne de vie !</p>
<p>
Harpagon<br />
Comment ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Hé bien ! qu'est-ce que cela veut dire ?<br />
<br />
Frosine<br />
Par ma foi ! je disois cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.<br />
<br />
Harpagon<br />
Est-il possible ?<br />
<br />
Frosine<br />
Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tant mieux. Comment va notre affaire ?<br />
<br />
Frosine<br />
Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J'ai surtout pour les mariages un talent merveilleux ; il n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d'accoupler ; et je crois, si</p>
<p>
je me l'étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avoit pas sans doute de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre entretenues de vous, et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l'air à sa fenêtre.<br />
<br />
Harpagon<br />
Qui a fait réponse...<br />
<br />
Frosine<br />
Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela.<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme ; et je serais bien aise qu'elle soit du régale.<br />
<br />
Frosine<br />
Vous avez raison. Elle doit après dîné rendre visite à votre fille, d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au soupé.<br />
<br />
Harpagon<br />
Hé bien ! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.</p>
<p>
Frosine<br />
Voilà justement son affaire.<br />
<br />
Harpagon<br />
Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il falloit qu'elle s'aidât un peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille, sans qu'elle apporte quelque chose.<br />
<br />
Frosine<br />
Comment ? c'est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.<br />
<br />
Harpagon<br />
Douze mille livres de rente !<br />
<br />
Frosine<br />
Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche ; c'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu'il faudroit pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles</p>
<p>
somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Oui, cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel.<br />
<br />
Frosine<br />
Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour le jeu ?<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est une raillerie, que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.<br />
<br />
Frosine<br />
Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain pays où elles ont du bien dont vous serez le maître.</p>
<p>
Harpagon<br />
Il faudra voir cela. Mais, Frosine, il y encore une chose qui m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois ; et les jeunes gens d'ordinaire n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie. J'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût ; et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m'accommoderoient pas.<br />
<br />
Frosine<br />
Ah ! que vous la connoissez mal ! C'est encore une particularité que j'avois à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards.<br />
<br />
Harpagon<br />
Elle ?<br />
<br />
Frosine<br />
Oui, elle. Je voudrois que vous l'eussiez entendu parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants, et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ; et il n'y a pas quatre mois encore, qu'étant prête d'être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il n'avoit que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.</p>
<p>
Harpagon<br />
Sur cela seulement ?<br />
<br />
Frosine<br />
Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout, elle est pour les nez qui portent des lunettes.<br />
<br />
Harpagon<br />
Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.<br />
<br />
Frosine<br />
Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis ? des Céphales ? des Pâris ? et des Apollons ? Non : de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.<br />
<br />
Harpagon<br />
Cela est admirable ! Voilà ce que je n'aurois jamais pensé ; et je suis bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si j'avois été femme, je n'aurois point aimé les jeunes hommes.<br />
<br />
Frosine<br />
Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ; et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux.</p>
<p>
Harpagon<br />
Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion, qui me prend de temps en temps.<br />
<br />
Frosine<br />
Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.<br />
<br />
Harpagon<br />
Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle point pris garde à moi en passant ?<br />
<br />
Frosine<br />
Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne ; et je n'ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l'avantage que ce lui seroit d'avoir un mari comme vous.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu as bien fait, et je t'en remercie.<br />
<br />
Frosine<br />
J'aurois, Monsieur, une petite prière à vous faire. (Il prend un air sévère.) J'ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent ; et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. (Il reprend un air gai.) Vous ne sauriez croire le plaisir qu'elle aura de vous voir. Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise à l'antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses, attaché au pourpoint avec des aiguillettes ; c'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilletté sera pour elle un ragoût merveilleux.</p>
<p>
Harpagon<br />
Certes, tu me ravis de me dire cela.<br />
<br />
Frosine<br />
(Il reprend son visage sévère.) En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout à fait grande. Je suis ruinée, si je le perds ; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires. (Il reprend un air gai.) Je voudrois que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m'entendre parler de vous. La joie éclatoit dans ses yeux, au récit de vos qualités ; et je l'ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue, toutes les obligations du monde.<br />
<br />
Frosine<br />
(Il reprend son air sérieux.) Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.<br />
<br />
Harpagon<br />
Adieu. Je vais achever mes dépêches.<br />
<br />
Frosine<br />
Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.</p>
<p>
Harpagon<br />
Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.<br />
<br />
Frosine<br />
Je ne vous importunerois pas, si je ne m'y voyois forcée par la nécessité.<br />
<br />
Harpagon<br />
Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.<br />
<br />
Frosine<br />
Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que...<br />
<br />
Harpagon<br />
Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt.<br />
<br />
Frosine<br />
Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je suis assurée de tirer bonne récompense.</p>
</div>
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<tbody>
<tr>
<td style="text-align: center;">
<a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">< Acte I</a></td>
<td style="text-align: center;">
<a href="789-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Sommaire.cahier">Sommaire</a>, <a href="783-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Introduction.cahier">Introduction</a>, <a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">1</a>, <a href="785-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-2.cahier">2</a>, <a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">3</a>, <a href="787-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-4.cahier">4</a>, <a href="788-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-5.cahier">5</a></td>
<td style="text-align: center;">
<a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">Acte III ></a></td>
</tr>
</tbody>
</table>
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<a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">< Acte I</a></td>
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<a href="789-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Sommaire.cahier">Sommaire</a>, <a href="783-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Introduction.cahier">Introduction</a>, <a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">1</a>, <a href="785-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-2.cahier">2</a>, <a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">3</a>, <a href="787-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-4.cahier">4</a>, <a href="788-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-5.cahier">5</a></td>
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<a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">Acte III ></a></td>
</tr>
</tbody>
</table>
<div class="body">
<h4>
Acte II</h4>
<br />
<h5>
Scène I</h5>
<p>
<em>Cléante, la Flèche</em></p>
<p>
<br />
Cléante<br />
Ah ! traître que tu es, où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avois-je pas donné ordre...<br />
<br />
La Flèche<br />
Oui, Monsieur, et je m'étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme ; mais Monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a chassé dehors malgré moi, et j'ai couru risque d'être battu.<br />
<br />
Cléante<br />
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et depuis que je ne t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.<br />
<br />
La Flèche<br />
Votre père amoureux ?<br />
<br />
Cléante<br />
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m'a mis.<br />
<br />
La Flèche<br />
Lui se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?</p>
<p>
Cléante<br />
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.<br />
<br />
La Flèche<br />
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?<br />
<br />
Cléante<br />
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver au besoin des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t'a-t-on faite ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ma foi ! Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d'étranges choses lorsqu'on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux.<br />
<br />
Cléante<br />
L'affaire ne se fera point ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous ; et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.<br />
<br />
Cléante<br />
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?</p>
<p>
La Flèche<br />
Oui ; mais à quelques petites conditions, qu'il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.<br />
<br />
Cléante<br />
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom, et l'on doit aujourd'hui l'aboucher avec vous, dans une maison empruntée, pour être instruit, par votre bouche, de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.<br />
<br />
Cléante<br />
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le bien.<br />
<br />
La Flèche<br />
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés, avant que de rien faire :<br />
Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur soit majeur, et d'une famille où le bien soit</p>
<p>
ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet effet, sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dûment dressé.<br />
<br />
Cléante<br />
Il n'y a rien à dire à cela.<br />
<br />
La Flèche<br />
Le prêteur, pour ne charger sa conscience d'aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit.<br />
<br />
Cléante<br />
Au denier dix-huit ? Parbleu ! voilà qui est honnête. Il n'y a pas lieu de se plaindre.<br />
<br />
La Flèche<br />
Cela est vrai.<br />
Mais comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à l'emprunteur, il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre, sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet emprunt.<br />
<br />
Cléante<br />
Comment diable ! quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au denier quatre.</p>
<p>
La Flèche<br />
Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent ; et il faut bien que je consente à tout.<br />
<br />
La Flèche<br />
C'est la réponse que j'ai faite.<br />
<br />
Cléante<br />
Il y a encore quelque chose ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ce n'est plus qu'un petit article.<br />
Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres, et pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur prenne les hardes, nippes, et bijoux dont s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu'il lui a été possible.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veut dire cela ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ecoutez le mémoire.<br />
Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de points de Hongrie, appliqués fort proprement sur un drap de couleur</p>
<p>
d'olive, avec six chaises et la courte-pointe de même ; le tout bien conditionné, et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu. Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale rose-sèche, avec le mollet et les franges de soie.<br />
<br />
Cléante<br />
Que veut-il que je fasse de cela ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Attendez.<br />
Plus, une tenture de tapisserie des amours de Gombaut et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.<br />
<br />
Cléante<br />
Qu'ai-je affaire, morbleu... ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Donnez-vous patience.<br />
Plus, trois gros mousquets tout garnis de nacre de perles, avec les trois fourchettes assortissantes. Plus, un fourneau de briques, avec deux cornues, et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.<br />
<br />
Cléante<br />
J'enrage.</p>
<p>
La Flèche<br />
Doucement.<br />
Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s'en faut. Plus, un trou-madame, et un damier, avec un jeu de l'oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l'on n'a que faire. Plus, une peau de lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre. Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur.<br />
<br />
Cléante<br />
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable ? Et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore m'obliger à prendre, pour trois mille livres, les vieux rogatons qu'il ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut, car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.<br />
<br />
La Flèche<br />
Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.</p>
<p>
Cléante<br />
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent.<br />
<br />
La Flèche<br />
Il faut avouer que le vôtre animeroit contre sa vilanie le plus posé homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirois, en le volant, faire une action méritoire.<br />
<br />
Cléante<br />
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.</p>
<h5>
Scène II</h5>
<p>
<em>Maître Simon, Harpagon, Cléante, La Flèche</em></p>
<p>
<br />
Maître Simon<br />
Oui, Monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin d'argent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.<br />
<br />
Harpagon<br />
Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à péricliter ? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond, et ce n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même ; et son homme m'a assuré que vous serez content, quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurois vous dire, c'est que sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère déjà, et qu'il s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu'il soit huit mois.<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.</p>
<p>
Maître Simon<br />
Cela s'entend.<br />
<br />
La Flèche<br />
Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père.<br />
<br />
Cléante<br />
Lui auroit-on appris qui je suis ? et serois-tu pour nous trahir ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c'étoit céans ? Ce n'est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n'y a pas grand mal à cela. Ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.<br />
<br />
Harpagon<br />
Comment ?<br />
<br />
Maître Simon<br />
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.<br />
<br />
Harpagon<br />
Comment, pendard ? c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables extrémités ?</p>
<p>
Cléante<br />
Comment, mon père ? c'est vous qui vous portez à ces honteuses actions ?<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables ?<br />
<br />
Cléante<br />
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi !<br />
<br />
Cléante<br />
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?<br />
<br />
Harpagon<br />
N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces débauches-là ? de te précipiter dans des dépenses effroyables ? et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t'ont amassé avec tant de sueurs ?<br />
<br />
Cléante<br />
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ? de sacrifier gloire et réputation au desir insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?</p>
<p>
Harpagon<br />
Ote-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !<br />
<br />
Cléante<br />
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a que faire ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles. Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m'est un avis de tenir l'oeil, plus que jamais, sur toutes ses actions.</p>
<h5>
Scène III</h5>
<p>
<em>Frosine, Harpagon</em></p>
<p>
<br />
Frosine<br />
Monsieur...<br />
<br />
Harpagon<br />
Attendez un moment ; je vais revenir vous parler. Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.</p>
<h5>
Scène IV</h5>
<p>
<br />
La Flèche, Frosine<br />
<br />
La Flèche<br />
L'aventure est tout à fait drôle. Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n'avons rien reconnu au mémoire que nous avons.<br />
<br />
Frosine<br />
Hé ! c'est toi, mon pauvre La Flèche ? D'où vient cette rencontre ?<br />
<br />
La Flèche<br />
Ah ! ah ! c'est toi, Frosine. Que viens-tu faire ici ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ce que je fais partout ailleurs : m'entremettre d'affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter du mieux qu'il m'est possible des petits talents que je puis avoir. Tu sais que dans ce monde il faut vivre d'adresse, et qu'aux personnes comme moi le Ciel n'a donné d'autres rentes que l'intrigue et que l'industrie.<br />
<br />
La Flèche<br />
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?</p>
<p>
Frosine<br />
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire, dont j'espère une récompense.<br />
<br />
La Flèche<br />
De lui ? Ah, ma foi ! tu seras bien fine si tu en tires quelque chose ; et je te donne avis que l'argent céans est fort cher.<br />
<br />
Frosine<br />
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.<br />
<br />
La Flèche<br />
Je suis votre valet, et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n'est point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu'à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l'estime, de la bienveillance en paroles et de l'amitié tant qu'il vous plaira ; mais de l'argent, point d'affaires. Il n'est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour qui il a tant d'aversion, qu'il ne dit jamais : Je vous donne, mais : Je vous prête le bon jour.<br />
<br />
Frosine<br />
Mon Dieu ! je sais l'art de traire les hommes, j'ai le secret de m'ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs coeurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.</p>
<p>
La Flèche<br />
Bagatelles ici. Je te défie d'attendrir, du côté de l'argent, l'homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d'une turquerie à désespérer tout le monde ; et l'on pourroit crever, qu'il n'en branleroit pas. En un mot, il aime l'argent, plus que réputation, qu'honneur et que vertu ; et la vue d'un demandeur lui donne des convulsions. C'est le frapper par son endroit mortel, c'est lui percer le coeur, c'est lui arracher les entrailles ; et si... Mais il revient ; je me retire.</p>
<h5>
Scène V</h5>
<p>
<em>Harpagon, Frosine</em></p>
<p>
<br />
Harpagon<br />
Tout va comme il faut. Hé bien ! qu'est-ce, Frosine ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ah ! mon Dieu ! que vous vous portez bien ! et que vous avez là un vrai visage de santé !<br />
<br />
Harpagon<br />
Qui, moi ?<br />
<br />
Frosine<br />
Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tout de bon ?<br />
<br />
Frosine<br />
Comment ? vous n'avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.<br />
<br />
Harpagon<br />
Cependant, Frosine, j'en ai soixante bien comptés.</p>
<p>
Frosine<br />
Hé bien ! qu'est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C'est la fleur de l'âge cela, et vous entrez maintenant dans la belle saison de l'homme.<br />
<br />
Harpagon<br />
Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me feroient point de mal, que je crois.<br />
<br />
Frosine<br />
Vous moquez-vous ? Vous n'avez pas besoin de cela, et vous êtes d'une pâte à vivre jusques à cent ans.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu le crois !<br />
<br />
Frosine<br />
Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu te connois à cela ?<br />
<br />
Frosine<br />
Sans doute. Montrez-moi votre main. Ah ! mon Dieu ! quelle ligne de vie !</p>
<p>
Harpagon<br />
Comment ?<br />
<br />
Frosine<br />
Ne voyez-vous pas jusqu'où va cette ligne-là ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Hé bien ! qu'est-ce que cela veut dire ?<br />
<br />
Frosine<br />
Par ma foi ! je disois cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.<br />
<br />
Harpagon<br />
Est-il possible ?<br />
<br />
Frosine<br />
Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tant mieux. Comment va notre affaire ?<br />
<br />
Frosine<br />
Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J'ai surtout pour les mariages un talent merveilleux ; il n'est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d'accoupler ; et je crois, si</p>
<p>
je me l'étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la République de Venise. Il n'y avoit pas sans doute de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j'ai commerce chez elles, je les ai à fond l'une et l'autre entretenues de vous, et j'ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l'air à sa fenêtre.<br />
<br />
Harpagon<br />
Qui a fait réponse...<br />
<br />
Frosine<br />
Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l'a confiée pour cela.<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme ; et je serais bien aise qu'elle soit du régale.<br />
<br />
Frosine<br />
Vous avez raison. Elle doit après dîné rendre visite à votre fille, d'où elle fait son compte d'aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au soupé.<br />
<br />
Harpagon<br />
Hé bien ! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.</p>
<p>
Frosine<br />
Voilà justement son affaire.<br />
<br />
Harpagon<br />
Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu'elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu'il falloit qu'elle s'aidât un peu, qu'elle fît quelque effort, qu'elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n'épouse-t-on point une fille, sans qu'elle apporte quelque chose.<br />
<br />
Frosine<br />
Comment ? c'est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.<br />
<br />
Harpagon<br />
Douze mille livres de rente !<br />
<br />
Frosine<br />
Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche ; c'est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu'il faudroit pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu'il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n'est curieuse que d'une propreté fort simple, et n'aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles</p>
<p>
somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n'est pas commun aux femmes d'aujourd'hui ; et j'en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n'en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?<br />
<br />
Harpagon<br />
Oui, cela n'est pas mal ; mais ce compte-là n'est rien de réel.<br />
<br />
Frosine<br />
Pardonnez-moi. N'est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l'héritage d'un grand amour de simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour le jeu ?<br />
<br />
Harpagon<br />
C'est une raillerie, que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.<br />
<br />
Frosine<br />
Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain pays où elles ont du bien dont vous serez le maître.</p>
<p>
Harpagon<br />
Il faudra voir cela. Mais, Frosine, il y encore une chose qui m'inquiète. La fille est jeune, comme tu vois ; et les jeunes gens d'ordinaire n'aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie. J'ai peur qu'un homme de mon âge ne soit pas de son goût ; et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m'accommoderoient pas.<br />
<br />
Frosine<br />
Ah ! que vous la connoissez mal ! C'est encore une particularité que j'avois à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n'a de l'amour que pour les vieillards.<br />
<br />
Harpagon<br />
Elle ?<br />
<br />
Frosine<br />
Oui, elle. Je voudrois que vous l'eussiez entendu parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d'un jeune homme ; mais elle n'est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu'elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants, et je vous avertis de n'aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu'on soit sexagénaire ; et il n'y a pas quatre mois encore, qu'étant prête d'être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu'il n'avoit que cinquante-six ans, et qu'il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.</p>
<p>
Harpagon<br />
Sur cela seulement ?<br />
<br />
Frosine<br />
Oui. Elle dit que ce n'est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout, elle est pour les nez qui portent des lunettes.<br />
<br />
Harpagon<br />
Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.<br />
<br />
Frosine<br />
Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis ? des Céphales ? des Pâris ? et des Apollons ? Non : de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.<br />
<br />
Harpagon<br />
Cela est admirable ! Voilà ce que je n'aurois jamais pensé ; et je suis bien aise d'apprendre qu'elle est de cette humeur. En effet, si j'avois été femme, je n'aurois point aimé les jeunes hommes.<br />
<br />
Frosine<br />
Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ; et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux.</p>
<p>
Harpagon<br />
Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion, qui me prend de temps en temps.<br />
<br />
Frosine<br />
Cela n'est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.<br />
<br />
Harpagon<br />
Dis-moi un peu : Mariane ne m'a-t-elle point encore vu ? N'a-t-elle point pris garde à moi en passant ?<br />
<br />
Frosine<br />
Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne ; et je n'ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l'avantage que ce lui seroit d'avoir un mari comme vous.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu as bien fait, et je t'en remercie.<br />
<br />
Frosine<br />
J'aurois, Monsieur, une petite prière à vous faire. (Il prend un air sévère.) J'ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent ; et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. (Il reprend un air gai.) Vous ne sauriez croire le plaisir qu'elle aura de vous voir. Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise à l'antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses, attaché au pourpoint avec des aiguillettes ; c'est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilletté sera pour elle un ragoût merveilleux.</p>
<p>
Harpagon<br />
Certes, tu me ravis de me dire cela.<br />
<br />
Frosine<br />
(Il reprend son visage sévère.) En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout à fait grande. Je suis ruinée, si je le perds ; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires. (Il reprend un air gai.) Je voudrois que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m'entendre parler de vous. La joie éclatoit dans ses yeux, au récit de vos qualités ; et je l'ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.<br />
<br />
Harpagon<br />
Tu m'as fait grand plaisir, Frosine ; et je t'en ai, je te l'avoue, toutes les obligations du monde.<br />
<br />
Frosine<br />
(Il reprend son air sérieux.) Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.<br />
<br />
Harpagon<br />
Adieu. Je vais achever mes dépêches.<br />
<br />
Frosine<br />
Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.</p>
<p>
Harpagon<br />
Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.<br />
<br />
Frosine<br />
Je ne vous importunerois pas, si je ne m'y voyois forcée par la nécessité.<br />
<br />
Harpagon<br />
Et j'aurai soin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.<br />
<br />
Frosine<br />
Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que...<br />
<br />
Harpagon<br />
Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jusqu'à tantôt.<br />
<br />
Frosine<br />
Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation ; et j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je suis assurée de tirer bonne récompense.</p>
</div>
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<tbody>
<tr>
<td style="text-align: center;">
<a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">< Acte I</a></td>
<td style="text-align: center;">
<a href="789-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Sommaire.cahier">Sommaire</a>, <a href="783-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Introduction.cahier">Introduction</a>, <a href="784-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-1.cahier">1</a>, <a href="785-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-2.cahier">2</a>, <a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">3</a>, <a href="787-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-4.cahier">4</a>, <a href="788-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-5.cahier">5</a></td>
<td style="text-align: center;">
<a href="786-Texte-integral---L-Avare-de-Moliere---Acte-3.cahier">Acte III ></a></td>
</tr>
</tbody>
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